L’oiseau sacré
À quelques lieues de ma chaumière, dans un des plus fertiles terrains qui soient en France, se trouve une propriété immense. Elle appartient, depuis dix ans seulement, à un banquier célèbre, et ne sert que de rendez-vous de chasse. Le château fut, en partie, démoli par la première Révolution. Il n’en reste plus qu’une tour de brique, découronnée, et quelques murs branlants qu’envahissent les herbes arborescentes et la mousse. Le banquier avait eu l’idée de le reconstruire, d’après les plans anciens ; mais il y a renoncé, à cause de la dépense. Il possède déjà, près de Paris, un domaine historique, et cela suffit à son orgueil. Les communs, très beaux, très bien conservés, ont été aménagés en maison d’habitation, et font encore superbe figure dans le vaste parc planté d’arbres géants, tapissé de royales pelouses, qui vont, en ondulant, rejoindre la forêt du P..., une forêt de l’État, renommée pour la splendeur de ses hautes futaies. À droite, sur un parcours de dix kilomètres, s’étendent, entrecoupées, çà et là, de taillis et de boqueteaux, les terres qui dépendent de la propriété. Le nouvel acquéreur a beaucoup agrandi le primitif domaine. Tout autour du château, il a acheté des champs, des fermes, des bois, des prés, de façon à se créer une sorte d’inviolable royaume, où il puisse être le seul maître, un maître rude, implacable, et qui ne badine pas avec ses droits de propriétaire. Car il n’a aucune visée politique sur ce pays. Les paysans, appâtés par l’or du banquier, ont, peu à peu, cédé le sol qu’ils détenaient. Ils sont partis travailler ailleurs. Seuls, demeurent quelques vieillards, des bûcherons, et des pauvres. La rencontre en est sinistre et fait frissonner.
Je me souviens d’avoir vu là, enfant, des champs couverts de récoltes, de prairies grasses, des fermes, d’où s’échappait, alerte et joyeuse, la bonne chanson du travail. Comme tout cela est changé aujourd’hui. Je ne reconnais plus rien de mes paysages familiers. On dirait qu’un mauvais vent est passé, qui a détruit tout à coup cette gaieté généreuse du sol, qui a desséché cette sève jadis si puissante. Plus de blé, plus d’orge, plus d’avoine. Les haies elles-mêmes, aux douves larges et feuillues, sont rasées. À droite et à gauche de la route, symétriquement, les champs sont plantés de sombres et grêles mahonias, et, de place en place, on a semé des carrés de sarrasin et de luzerne qu’on laisse pourrir sur pied. Les clôtures hérissent leurs piquets de bois, pressés l’un contre l’autre, et défendent les approches de ce domaine infranchissable où se pavane le faisan, où tout est sacrifié au faisan, où le faisan a des allures d’oiseau sacré, d’oiseau divinisé, nourri de baies parfumées, de graines précieuses, servies par des gardes, vigilants et dévots comme les prêtres à la barbe tressée qui veillaient, dans l’antique Égypte, sur les ibis sacrés. Les chenis, avec des clochetons, d’immenses faisanderies, avec des tourelles, remplacent les fermes au toit moussu, et les treillages rigides de fil de fer courent là où je voyais autrefois s’élever les haies de coudrier, et monter, si fins, si légers sur le ciel, les trembles au feuillage d’argent. De place en place, des maisons de gardes dardent sur la campagne les regards de leurs fenêtres redoutées. Les pauvres qui cheminent à l’aventure, et les vagabonds, en quête d’un abri nocturne, passent vite sur cette terre, où il n’y a rien pour leurs fatigues et pour leur faim, et où les berges des fossés même leur sont hostiles. Si, par hasard, les petits marchands ambulants, équivoques et pitoyables rôdeurs de marché, écumeurs de foires, s’attardent sur ces chemins ingrats, les gardes ont bien vite fait de les chasser. À peine ont-il dételé, et mis aux entraves leur maigre haridelle, à peine, près de leur voiture, dont les brancards sont en l’air, et la bâche déchirée, ont-ils allumé un feu de feuilles ramassées et de branches mortes, pour faire cuire les pommes de terre de leurs repas, les gardes arrivent.
– Allez-vous en, tas de brigands !... Que faites-vous ici ?
– Mais la route est à tout le monde...
– Et le bois que tu as volé, est-il à tout le monde ?... Allons circule... au diable !... ou je te dresse un procès-verbal...
Et quelquefois, en se levant, un faisan accompagne ces paroles de menaces d’un bruit d’ailes moqueur.
On les voit, par troupes, les volatiles sacrés, derrière les treillages, courir dans les petits layons, sous les touffes ombreuses des mahonias, se glisser entre les tiges frissonnantes du sarrasin, se jucher fièrement sur les lattes des clôtures, insolents dans leur plumages de mauvais riches, se poudrer, sur la route, au soleil. On est obsédé par le faisan ; partout où la vue se pose, elle rencontre un faisan. Le fusil sur l’épaule, l’air sauvage, des gardes sont échelonnés le long de la route, et veillent sur les oiseaux que les paysans pourraient, en passant, assommer d’un coup de bâton. Ces hommes en képi, qui vous dévisagent d’un coup d’œil brutal, ces canons brillant dans l’air, ces champs rasés ou couverts de feuillages obscurs, cela finit par vous obséder. On ne sait plus où l’on est. Il semble que l’on marche, dans un pays ennemi, sur un sol ravagé et conquis. Il vous revient des souvenirs noirs d’autrefois, d’incertaines et douloureuses visions de défaites passées... Oui, c’était la même tristesse, le même silence, le même deuil de la terre, le même appesantissement là-bas à l’horizon ! Que va-t-il arriver ? Quels cadavres ? Quelles fuites ? Quels désastres, aux tournants du chemin ?... Cette évocation des jours sombres, des grandes plaines foulées, vous entre dans le cœur, vous poursuit, vous affole. Et les piquets des clôtures, hérissant de chaque côté de la route leurs pointes luisantes, me font l’effet de baïonnettes victorieuses, ondulant à perte de vue, sous l’implacabilité du ciel.
Il faisait très chaud ce jour-là, et comme j’avais marché longtemps, j’avais très soif, je m’arrêtai à la porte d’une maison accroupie tristement au bord de la route, et je demandai du lait. Dans le fond de la pièce il y avait un homme qui mangeait un morceau de pain bis. Il ne se retourna pas. Des enfants déguenillés grouillaient autour de lui. Un fusil était accroché au-dessus de la cheminée. De cet intérieur triste s’exhalait une odeur violente de pauvreté. En m’apercevant, un enfant, le visage tout effaré, pleura. Alors, une femme, que je n’avais pas vue, parut sortir de l’ombre. Elle était effroyablement maigre et grimaçante, pareille à un spectre de misère. Ses yeux avaient une telle lueur de haine, un tel flamboiement de meurtre qu’ils m’intimidèrent. Elle me considéra, pendant quelques secondes, terrible et muette, puis, haussant les épaules, elle dit :
– Du lait !... Vous demandez du lait !... Mais y a pas de lait ici !... Il faudrait des vaches, pour ça ! Et voyez donc ! y a pus que des faisans, des faisans de malheur !...
Et d’un air farouche, elle regarda devant elle les champs de mahonias qui s’étendaient au loin, protégeant de leur ombre, et nourrissant de leurs baies « l’oiseau de malheur » qui lui avait pris sa vache, qui lui avait pris son champ.
L’homme n’avait pas levé la tête. Assis sur un escabeau, le dos voûté, les deux coudes sur ses genoux, il continuait de manger son morceau de pain dur. Sur la terre battue, les enfants, pêle-mêle, accroupis, monceau de loques et de chairs hâves, continuaient de piailler, effrayés de ma présence. J’entrai dans le pauvre taudis, ému de tant de pauvreté.
– Vous avez l’air bien malheureux, mes amis, dis-je, en distribuant aux enfants quelques pièces de monnaie. Pourquoi n’êtes-vous pas partis d’ici ? Tout le monde est parti d’ici.
– Où aller donc ? me demanda la femme.
– Je ne sais pas... N’importe où... Et vous n’avez pas de travail ici ?...
– Il ébranchait les arbres, pour le château... Mais ils l’ont renvoyé, ces canailles, à cause qu’ils disent qu’il va à l’affût, la nuit, pour tuer les faisans... Ah ! les brigands... Trois fois, ils l’ont pris, et l’ont condamné à huit jours de prison... Il en revient depuis avant-hier.
– Tais-toi ! fit l’homme, qui tourna vers moi sa face de bête méfiante et traquée.
– Pourquoi donc que je me tairais ?
– Tais-toi ! fit-il d’une voix impérieuse.
À ce moment, parut sur le seuil un garde. La femme s’était jetée devant lui, toute frémissante de colère, comme pour l’empêcher d’entrer.
– Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Je te défends d’entrer ici... Tu n’as pas le droit d’entrer ici ! Va-t-en !
Le garde voulait entrer. La femme rugit :
– Ne me touche pas, assassin... Ne me touche pas... ou tu t’en repentiras, c’est moi qui te le dis.
Alors le garde demanda :
– Motteau est-il ici ?
– Ça ne te regarde pas...
– Motteau est-il ici ?
– Qu’est-ce que tu lui veux encore ?
– J’ai encore ramassé, ce matin, de la plume de faisan à la Voie Blanche... Et j’ai reconnu sur la terre les traces de Motteau.
– Tu mens !...
– Je mens ?
– Oui, tu mens...
– Non, en vérité, je ne mens pas... Et dis-lui qu’il prenne garde... Car la fois qu’on le pincera, ce sera la bonne...
– Prends garde toi-même... assassin, voleur... parce que, parce que, parce que...
Motteau s’était levé et s’avançait vers la porte.
– Allons, tais-toi... dit-il à sa femme.
Et, s’adressant au garde :
– Tu te trompes, Bernard... Ce n’est pas moi... J’en ai assez de la prison... Ce n’est pas moi... Cette nuit, j’étais malade, j’avais la fièvre... Ce n’est pas moi...
– Je dis ce que je dis. Et ce fusil, au-dessus de la cheminée !... On t’avait pourtant confisqué le tien...
– Ce fusil ?...
– Oui, ce fusil...
– C’est rien. C’est un vieux fusil, il ne part pas... Ce n’est point pour tes faisans, ce fusil-là.
Les deux hommes échangèrent un regard de haine sauvage. Et, après avoir jeté sur moi un coup d’œil soupçonneux, le garde s’en alla... répétant encore :
– Je dis ce que je dis.
Alors Motteau vint reprendre sa place sur l’escabeau et, longtemps, perdu dans un rêve sombre, tandis que sa femme gémissait, il regarda son fusil, dont les canons rouillés s’attristaient, attendant l’embuscade des nuits vengeresses, et le drame sanglant des fourrés, sous la lune.